Chapitre 15

Harris conduisait comme un fou, sachant qu’il n’y avait aucune chance de rencontrer une autre automobile. Il fut arrêté par une voiture de patrouille de l’armée et perdit de précieuses minutes à montrer son laissez-passer et à expliquer l’objet de sa mission. L’officier finit par lui dire qu’il regrettait de ne pouvoir l’accompagner mais il avait d’autres devoirs à mener à bien. Il lui souhaita bonne chance et le salua de la main quand il repartit.

Quand il atteignit Aldgate, il aperçut les premiers rongeurs. Ils couraient le long de la route, un fleuve ininterrompu de fourrures noires et luisantes. D’autres rats sortaient des immeubles et venaient grossir le flot principal, se bousculant et se chevauchant dans leur hâte.

Un bruit de verre brisé lui fit tourner la tête brusquement et il vit, de la vitrine crevée d’un restaurant, jaillir de nouveau les rats. Tous se dirigeaient dans le même sens et il pensa qu’ils allaient vers le parc de la Tour de Londres où l’un des émetteurs avait été placé. Il poursuivit sa route, conscient du fait que le flot de rongeurs ne cessait de grossir. Heureusement, ils semblaient tous ignorer la petite auto vrombissante. Il tourna dans Commercial Road et freina brutalement. C’était comme si un immense tapis roulant s’étalait devant lui. La vaste avenue était entièrement couverte de rats, qui y faisaient comme une chaussée mouvante et ondulante.

A cette vue, son cœur se glaça. La plupart des rats débouchaient d’une rue adjacente et disparaissaient dans une autre, de l’autre côté de l’avenue. La vaste masse noire pouvait bien avoir une cinquantaine de mètres de large, sans une seule faille. Devait-il faire demi-tour et trouver un autre itinéraire ? Les autres rues seraient-elles coupées de la même façon ? Et combien de temps allait-il perdre en détours ? Fallait-il qu’il tente de les traverser ? Que se passerait-il s’il calait et se retrouvait coincé au milieu des rats ? S’ils l’attaquaient, sa combinaison protectrice ne résisterait probablement pas longtemps à une telle masse. Son instinct lui soufflait de faire demi-tour, de retourner se placer sous la protection des militaires, mais en regardant en arrière, il vit que sa retraite était coupée par d’autres flots de rats jaillissant des immeubles et des rues transversales. C’étaient comme les flots de lave en fusion que déverse un volcan. Rebrousser chemin serait désormais aussi dangereux.

Quelque chose atterrit sur son capot avec un bruit sourd qui lui fit tourner la tête à nouveau. Un rat géant le fixait à travers son pare-brise, son museau malveillant presque à niveau avec son propre visage, à moins de soixante centimètres, séparé seulement par une fragile feuille de verre.

Cela le poussa à agir. Il passa en première et enfonça l’accélérateur en faisant quelque peu patiner l’embrayage pour gagner de la puissance. La voiture se remit à avancer, lentement d’abord puis plus vite au fur et à mesure qu’il lâchait l’embrayage. Le rat glissa le long du capot, cherchant à s’agripper avec ses longues griffes. La peinture lisse l’en empêcha et il retomba bientôt sur la chaussée.

Harris enfonça le pied sur l’accélérateur en se disant que ce serait comme la conduite d’une automobile sur une route coupée par une inondation ne surtout pas s’arrêter, avancer lentement mais régulièrement. L’automobile atteignit le bord du fleuve et plongea au milieu des rats. Elle commença à cahoter, le bruit des corps écrasés, le craquement des os donnant la nausée au jeune professeur qui se força à garder les yeux fixés sur la route, devant lui, et le pied bien calé sur l’accélérateur. Les rats ne semblaient pas voir la voiture et ne faisaient pas la moindre tentative pour se garder de ses roues meurtrières. Plusieurs sautèrent par-dessus le toit ou le capot  – il y en eut un qui se jeta contre la fenêtre qui se fêla mais ne se brisa pas. A deux reprises, la voiture glissa sur le sang qui détrempait ses pneus et Harris dut se battre pour maintenir une trajectoire rectiligne en priant le ciel de ne pas caler.

Il entendit un bruit sourd sur le toit, au-dessus de sa tête et un museau pointu apparut au sommet du pare-brise, remuant le nez de droite et de gauche, les griffes à plat le long de la vitre.

En une réaction instinctive, Harris se rencogna dans son siège, rejetant la tête en arrière. Son pied glissa sur l’accélérateur mais il enfonça aussitôt l’embrayage pour éviter de caler. La créature, sous l’effet du bond de la voiture, se retrouva sur le capot et fit volte-face pour affronter l’homme qui se trouvait à l’intérieur.

Elle semblait plus grosse encore que la plupart des rats géants, et Harris se demanda pourquoi elle semblait moins affectée que les autres par les ultrasons. Il reprit vite son sang-froid et se concentra sur la conduite, cherchant à ignorer le monstre qui lui jetait des regards étincelants de haine à travers la vitre.

Soudain, le rat se jeta contre le pare-brise, découvrant ses dents dont il se servît pour tenter de briser le verre. Le pare-brise tint bon mais le professeur savait qu’il ne résisterait pas longtemps à de tels assauts. Avec soulagement, il se rendit compte qu’il était presque arrivé de l’autre côté du fleuve de rats et il accéléra. Le rat se jeta à nouveau en avant, et une fêlure étoila le pare-brise. La voiture sortit enfin de la rivière de rats, et Harris passa immédiatement en seconde puis en troisième. Il savait qu’il lui fallait se débarrasser du monstre le plus vite possible, avant que le pare-brise ne vole en éclats et il se mit à tourner le volant de droite et de gauche, imprimant à sa voiture un balancement heurté qui ferait bientôt tomber ce passager indésirable.

Mais il était trop tard.

Le rat se jeta désespérément contre la vitre, comme s’il avait compris que c’était sa dernière chance et la vue de Harris se brouilla complètement la vitre de sécurité était soudain devenue opaque et laiteuse, parcourue d’une myriade de petites cassures.

Puis Harris se retrouva nez à nez avec le rat. Ce dernier avait passé la tête à travers la glace et il se tortillait pour agrandir le trou et passer le reste de son corps puissant. Il découvrit ses incisives ensanglantées par le choc, les yeux exorbités par l’effort. Harris savait que dans quelques secondes, le verre lâcherait et le rongeur se précipiterait contre son visage découvert. Il enfonça le frein en sachant et craignant à la fois ce qui lui restait à faire. Alors que la voiture s’arrêtait en dérapant il enfila les lourds gants protecteurs de sa combinaison et ouvrit la portière. Il sauta à l’extérieur et contourna la voiture en courant, s’empara du corps répugnant et tira dessus de toutes ses forces. La soudaine fraîcheur de l’air sur son visage lui rappela la vulnérabilité de sa tête dépourvue du casque de protection et la panique accrut encore sa force et sa vitesse. Il arracha le rat à la vitre, lui entaillant profondément le cou.

Il le brandit au-dessus de sa tête et le projeta de l’autre côté de l’auto. Mais il était d’un poids qui le surprit et affaiblit son jet. Le corps du rat glissa le long du capot et percuta le sol avec force mais il se remit sur ses pattes à la seconde et se précipita sous la voiture à l’attaque du professeur Harris se déplaça à toute vitesse mais il n’avait pas prévu que l’attaque viendrait de dessous sa voiture.

Comme il sautait sur son siège et claquait la portière, il ressentit une terrible douleur à la jambe. Baissant les yeux, il vit que le rat était attaché un peu au-dessus de sa cheville, le tissu solide empêchant les dents de pénétrer dans sa chair mais pas de lui infliger un pinçon cruel. Il tenta de s’en débarrasser d’une secousse mais l’animal serra encore les mâchoires, cherchant à grimper dans la voiture.

Harris le bourra de coups de poing sans résultat. Rentrant son pied à l’intérieur de la voiture, il claqua alors la portière à toute volée. Le rat poussa un cri perçant et relâcha sa prise. Son cou était coincé entre la portière et la carrosserie mais il continuait de se tordre en tous sens, les yeux vitreux, la gueule écumante. Harris tira de toutes ses forces sur la portière, jusqu’à ce que l’animal retombe, sans vie.

Quand il eut cessé de se débattre, il entrouvrit la portière juste assez pour que le cadavre tombe sur la route avec un bruit mou et la referma aussitôt. Il resta assis là, tremblant de tous ses membres, à peine soulagé puisque, de toute façon, il lui fallait continuer sa route. Les rugissements du moteur le ramenèrent à la réalité. Il avait pris garde de ne pas couper le contact et son pied inconsciemment enfoncé sur l’accélérateur avait emballé le moteur. Il releva le pied, élargit le trou du pare-brise, passa en première et accéléra lentement, au fur et à mesure que le sens de sa mission lui revenait.

Il rencontra encore beaucoup de rongeurs géants mais ne réduisit même pas sa vitesse pour traverser leurs rangs serrés quand ils lui barraient la route. Au moins, l’idée des ultrasons semblait efficace, songea-t-il. La vermine sortait de tous ses repaires. La légende du charmeur de rats de Hamelin contenait peut-être une part de vérité, après tout. Sa flûte émettait peut-être des ultra-sons.

Il leva la tête pour regarder par la fenêtre en entendant le bruit du moteur d’un hélicoptère. Tout dépend maintenant de ces gars-là, songea-t-il, et de leur gaz.

Il quitta Commercial Road et se dirigea vers le canal désaffecté, le nombre des rats semblant maintenant diminuer. Quand il atteignit la rue qui longeait le vieux canal, il n’y aperçut pas la moindre trace de rat. Il découvrit une automobile et supposa que Foskins était arrivé avant lui. Il s’arrêta devant le haut mur derrière lequel il savait que se dressait la vieille maison, masquée par les frondaisons. Il resta assis un moment au volant, l’oreille tendue, hésitant à quitter la sécurité relative de son véhicule. Il prit son casque à visière de verre et sortit de l’auto. Il se tint là, inspectant les deux extrémités de la rue. Casque en main, prêt à le chausser à la première alerte, il gagna l’ouverture du mur que masquaient des planches, maintenant que la grille du portail avait disparu. Deux planches de la palissade avaient été écartées pour permettre le passage d’un homme.

Passant sa tête par le trou, Harris cria :

— Foskins, Foskins ! Vous êtes là ?

Silence. Solitude complète, silence total.

Avec un dernier regard dans la rue, le professeur mit son casque, pesta contre le sentiment de claustrophobie qu’il lui donnait aussitôt et s’engouffra dans le trou. Il se fraya un chemin parmi les ronces qui avaient envahi ce qui avait été un sentier. A travers la visière du casque, tout ce qu’il voyait lui semblait lointain. Il parvint devant la vieille maison qu’il connaissait bien et se tint devant sa porte d’entrée, close. Retirant son casque, il cria de nouveau :

— Foskins ! Vous êtes là ?

Il martela la porte, mais la maison resta silencieuse. « Merde ! Il va falloir que j’entre, songea-t-il. En tout cas, s’il y avait des rats, ils sont tous partis, maintenant. »

Il tenta de regarder à l’intérieur par une vitre brisée mais les arbres et la végétation masquaient une bonne partie de la lumière et il ne put rien voir dans l’obscurité. Il revint à sa voiture et se saisit d’une lampe-torche dans la boîte à gants. Il regagna ensuite la fenêtre de la maison et dirigea le faisceau de sa lampe à l’intérieur. Il n’aperçut que deux vieux fauteuils moisis et une lourde étagère de bois. Le remugle répugnant qui semblait plus fort que celui qui règne d’ordinaire dans les vieilles demeures abandonnées le fit reculer instinctivement. Il tenta d’ouvrir la porte d’entrée mais la serrure tenait bon et il gagna l’arrière de la maison.

Ce qui avait dû être la cuisine donnait sur le canal boueux. La porte en était vaguement de guingois. Une légère poussée et elle s’ouvrit. Son grincement troubla seul l’épais silence.

Il entra.

L’odeur qui agressa ses narines était telle qu’il remit son casque dans l’espoir qu’il agirait un peu comme un masque. L’évier contenait encore de la vaisselle, maintenant couverte de poussière ; des toiles d’araignées masquaient les fenêtres et pendaient dans les coins ; la cheminée contenait encore les cendres d’un dernier feu. Celui qui avait habité ici, qui qu’il fût, en était parti à l’improviste.

Harris gagna le bail d’entrée, allumant sa torche, alors qu’il aurait pu s’en passer. Il s’arrêta devant une porte. Quand il avait rendu visite à l’éclusier, au temps de son enfance, on ne lui avait jamais permis de l’ouvrir. Non que la pièce qu’elle commandait eût recelé aucun mystère. Mais l’éclusier disait que c’était son domaine privé : la chambre où il se reposait et lisait la presse du dimanche. Sans qu’il sache pourquoi, la pièce inconnue l’emplit d’appréhension, une peur épaisse enroula ses volutes au creux de son être. D’un geste nerveux, il tourna le bec de cane et enfonça la porte d’une poussée. Elle alla claquer contre le mur.

L’obscurité était presque complète, les rideaux de dentelle imprégnés de poussière ne laissant presque plus filtrer de lumière. Il balança le faisceau de sa torche contre les murs, cherchant sans savoir quoi et effrayé de ce qu’il pourrait trouver. La pièce semblait avoir été transformée en bureau. Un globe dans un coin, un tableau noir dans un autre ; sur les murs des planches représentant des animaux, des squelettes, des variations d’espèces. D’énormes volumes encombraient une bibliothèque. Au centre, un bureau jonché d’un entassement de cartes et de croquis.

Harris promena de nouveau le faisceau de sa lampe sur le tableau. A demi effacé, le dessin à la craie, difficile à distinguer dans la pénombre semblait bien être celui d’un  – il retira son casque pour mieux voir et s’approcha. Oui, la tête pointue, le corps allongé, l’arrière-train ramassé, la longue queue  – c’était un rat. Et pourtant  – on voyait mal dans cette lumière avare  – il présentait quelque chose d’étrange.

Un bruit, quelque part dans le sous-sol, détourna son attention.

— Foskins ! C’est vous ? hurla-t-il.

Silence. Puis il entendit quelque chose. Comme un faible frou-frou. Il courut jusqu’à la porte et appela encore Foskins. Silence, puis un choc sourd, provenant, semblait-il, de l’arrière de la maison, au sous-sol.

Il longea le hall, doucement, s’appuyant et se guidant sur le mur qu’il suivait de la main. En face de la cuisine s’entrouvrait une porte qu’il n’avait pas remarquée d’abord. Mais les souvenirs de son enfance lui revinrent c’était la porte de la cave.

Il l’ouvrit toute grande d’une poussée et dirigea le faisceau de sa lampe sur l’escalier.

— Foskins ?

Il posa un pied hésitant sur la première marche et faillit vomir à l’odeur qui l’assaillit. Il remarqua que le bas de la porte avait été rongé. Si le zoologiste avait introduit des rats mutants dans le pays, c’est là qu’il devait les avoir gardés, se dit Harris. Il les a laissés se reproduire, il les y a aidés, peut-être. Mais que lui est-il arrivé ? Tué par ses propres monstres ? Lui mort, personne ne pouvait plus dominer leur formidable capacité de reproduction. De toute façon, la cave devrait être vide, maintenant. Les ultrasons les auraient attirés à l’extérieur, tous. Et pourtant, le rat qui l’avait attaqué, dans sa voiture ? Ca ne semblait pas avoir d’effet sur lui. Y en avait-il d’autres comme lui ? Que faire ? Rebrousser chemin ?

Non, il en avait trop fait déjà. Ce serait un gâchis stupide de s’arrêter si près du but. Il s’engagea dans l’escalier.

En arrivant au bas de l’escalier, il aperçut un mince rai de lumière qui filtrait un peu plus loin devant lui. Il promena le faisceau de sa torche sur le sol en direction de la lumière et découvrit un grand nombre d’objets blancs. Il eut un haut-le-cœur en y reconnaissant soudain des ossements  – beaucoup semblant des ossements humains. S’il s’était bien agi d’un repaire de rats, ils devaient y avoir traîné leurs victimes pour s’en repaître en sécurité, ou peut-être pour nourrir leurs petits.

Il balaya les parois, de part et d’autre, du rayon de sa lampe et découvrit que des cages étaient disposées tout autour de la pièce, leurs portes de grillage ouvertes et pleines de trous. Elles étaient jonchées de paille et d’ossements. Il dirigea de nouveau sa torche vers le rai de lumière et comprit de quoi il s’agissait : il provenait d’une autre lampe électrique. C’était le genre de petite lampe de poche dont sont agrémentés certains porte-clés et qui émettent un mince rayon, suffisant à éclairer un trou de serrure. La minuscule lampe reposait sur le sol, à côté d’un corps allongé. Le cœur serré d’appréhension, Harris dirigea sa lampe sur le corps.

Les yeux sans vie de Foskins étaient fixés sur le plafond. Il était difficilement identifiable parce que son nez avait fait place à un trou sanguinolent et qu’une de ses joues était entièrement déchirée. Mais, d’instinct, Harris sut que c’était le sous-secrétaire. La moitié inférieure de son visage était couverte de sang et au niveau de sa gorge ouverte, écarlate, quelque chose remuait vaguement. C’était un rat noir qui se désaltérait avidement de son sang, avec des lapements, des bruits de succion avides, obscènes. Il s’interrompit quand le faisceau de la lampe le heurta de plein fouet, et ses deux yeux jaunes et malveillants lancèrent des éclairs.

Harris ne put s’empêcher de faire un pas en arrière et le faisceau de sa lampe découvrit alors le reste du cadavre mutilé. Les vêtements étaient en lambeaux, un bras semblait presque arraché du corps. Sur la poitrine découverte, un trou béait là où avait naguère battu un cœur. Un autre rat se tenait en travers du cadavre, la tête enfouie dans le ventre de l’homme mort, sa gloutonnerie l’ayant empêché de se rendre compte de l’arrivée d’un nouvel être humain. Dans son autre main, Foskins tenait une hache dont le fer était enfoncé dans le crâne d’un autre rat géant. Le cadavre d’un quatrième rat était allongé non loin de là.

La macabre scène était pour ainsi dire figée dans l’esprit de Harris, comme si son œil avait agi à l’instar d’un objectif de caméra et l’avait fixée pour toujours à la surface de son cortex dans une immobilité éternelle. Alors qu’il ne dut pas se tenir là plus de deux secondes, il eut l’impression que des siècles s’étaient écoulés, un vide dans le temps, une enclave d’éternité qu’on n’aurait pu mesurer en heures ni en minutes.

Dans son esprit glacé d’effroi, à travers l’engourdissement, la brume de l’horreur, Harris enregistra vaguement une autre présence. Une boursouflure indéfinissable gisait dans un coin éloigné, palpitant vaguement. Quelque chose de pâle et de hideux.

L’espèce de catalepsie qui le paralysait fut brusquement rompue quand le rat qui se trouvait à la gorge de Foskins se retourna pour bondir vers la lumière.

Harris recula en titubant, trébucha sur des ossements et atterrit à plat sur le dos. Il lâcha sa torche qui roula sur le sol, sans toutefois s’y briser. Allongé là, vaguement étourdi, il se rendit compte qu’il ne portait pas son casque protecteur et que celui-ci avait roulé hors de sa portée. Il sentît de lourdes pattes grouiller sur son corps, en direction de son visage exposé sans défense. Il parvint à saisir le rat à la gorge alors qu’il était sur le point d’enfoncer ses crocs dans sa gorge découverte. L’haleine fétide de la créature, à quelques centimètres seulement de son visage, accrut encore la terreur qui glaçait Harris. Le rat semblait encore plus gros et plus lourd que ses congénères, comme celui qui l’avait attaqué dans la voiture. Il roula désespérément sur lui-même, envoyant des coups de pied au hasard. Il eut la chance de heurter ainsi de plein fouet la tête de l’autre rat qui venait à la rescousse.

Ecrasant le museau effilé sur le sol, il le martela de son autre poing, mais les griffes du rat lui labouraient le corps à un rythme frénétique, l’empêchant de peser sur lui de tout son poids. D’un coup de ses mâchoires puissantes, le rat saisit le gant qui s’abattait de nouveau. Harris sentit quelque chose lui atterrir sur le dos et une douleur lancinante tandis que sa tête était violemment tirée en arrière par les cheveux. Il roula de nouveau sur lui-même, cherchant à écraser le rat sous son dos mais, dans ce mouvement, il dut lâcher celui qu’il tenait. Son truc réussit mais il sentit qu’on lui arrachait une poignée de cheveux quand il se redressa sur un genou.

Le premier rat lui sauta au visage, il tourna la tête à temps et ressentit une douleur aigue quand les incisives aiguisées comme un rasoir lui entaillèrent la joue. Du revers de la main, il envoya le rat dinguer contre le mur d’en face où il s’abattit lourdement dans l’une des cages ouvertes. Il songea à la hache qu’il avait vue dans la main de Foskins et entreprit de s’en approcher en se traînant à quatre pattes, de plus en plus semblable aux hideuses créatures qu’il combattait.

Tendant la main vers la hache que sa torche tombée éclairait d’une lueur irréelle, il s’aperçut qu’elle était nue, ayant perdu son gant, sans défense contre les dents et les griffes de la vermine. Il eut le réflexe de la ramener contre lui pour la protéger de son corps, mais il s’appuyait sur sa main gantée, et sa vie dépendait maintenant de la vitesse à laquelle il parviendrait à s’emparer de la hache. Il tendît de nouveau la main et, comme il allait saisir l’arme, des dents effilées se refermèrent sur ses doigts, les secouant furieusement.

Avec un hurlement, il se remit debout, tirant sa main à lui. Le rat retomba sur le sol, deux doigts entre les dents.

Il fut ébahi de ne ressentir nulle douleur, la terreur, la commotion engourdissaient son esprit auquel les messages du monde extérieur ne parvenaient plus que brouillés, à travers une brume sanglante. Il tituba en direction de la porte. Que lui importait Foskins, la défaite des rats ! Il voulait fuir, fuir ce cauchemar. Il fut jeté par terre quand l’un des deux rats se jeta sur son épaule. Il tomba sur une cage et roula derrière, délogeant le rat dans ce mouvement. Le désir de s’accroupir, de se tasser sur soi-même et de laisser la mort venir submergea son esprit harassé mais avec un rugissement, un hurlement ou un sanglot de rage  – il ne se rappela jamais exactement  – il se remit sur pied et se saisit du rat. Il l’attrapa par ses pattes de derrière et le souleva du sol. Le second rongeur avait sauté après sa cuisse et il le sentit planter ses crocs à travers le tissu de la combinaison. Quand il sentit couler son sang chaud le long de sa jambe, il sut que la combinaison avait cédé. Cela ne fit qu’ajouter à la fureur qui le possédait, ajoutant encore à sa force  – pas la force d’un fou non, car son esprit était désormais froid et calculateur, protégé de la souffrance  – mais la force d’un homme refusant d’être vaincu par une créature répugnante et inférieure.

Il rejeta tout son corps en arrière, entraînant le rat qu’il tenait, dédaignant celui qui lui fouillait la cuisse. Il éleva aussi haut qu’il put la créature qui se débattait et la fracassa contre le mur de toute sa force. Etourdi, le rongeur émit un cri aigu, semblable à celui d’un enfant mais il continua de se tordre et de se débattre entre ses doigts. Il le projeta de nouveau contre le mur et, cette fois, grogna de satisfaction en entendant craquer les os quand le crâne étroit heurta le ciment. Il le jeta loin de lui, le plus loin possible, ne sachant pas s’il vivait encore.

Tendant les mains, il tira sur celui qui mordait sa cuisse. Mais la douleur était devenue insupportable. Soulevant le corps qui se tordait en tous sens il tituba en direction du cadavre de Foskins. Il se laissa tomber à genoux, s’évanouissant presque sous l’effort et la souffrance, mais il parvint à se traîner encore. Dans un suprême effort il rampa jusqu’au cadavre et s’allongea, pantelant, contre lui. Son poids contraignit le rat à le lâcher mais il passa aussitôt à une nouvelle attaque. Harris roula sur le dos, replia les genoux et lança ses deux pieds en avant. Le coup envoya le rat dinguer de l’autre côté de la pièce et lui accorda un répit suffisant pour se remettre à genoux.

Il se saisit de la hache et en arracha le fer du cadavre du rat. A sa grande horreur, il s’aperçut que la main de Foskins était fermement agrippée au manche. De sa main gauche blessée, il s’empara du poignet du cadavre et dégagea le manche en le faisant pivoter de sa main valide. Il fit volte-face juste à temps pour attendre la charge de l’animal noir qui courait vers lui, l’écume aux dents, les yeux exorbités de haine. Le rat bondit, la hache s’abattit. L’animal s’affaissa en tas aux pieds de Harris qui venait de lui trancher la tête.

Harris s’effondra, le front à toucher le sol, mais un nouveau bruit le rappela à la réalité. Levant les yeux, il vit le second rat, celui qu’il avait jeté loin de lui et dont il croyait avoir fracassé le crâne contre le mur, ramper dans sa direction. Il était grièvement blessé, presque mort, mais il trouvait encore la force, la haine, de venir à sa rencontre, laissant une traînée de sang derrière soi.

Il rampa à sa rencontre et le rat leva son ignoble tête, découvrit ses dents jaunes et produisit avec la gorge une espèce de grognement. Harris comprit qu’il avait les reins brisés mais il continuait d’avancer, déterminé à l’attaquer encore.

Quand ils ne furent plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre, il se leva sur les genoux et brandit la hache au-dessus de sa tête. L’arrière-train du rat trembla : il essayait de rassembler ses dernières forces pour un bond que sa colonne vertébrale brisée rendait de toute manière impossible. La hache s’abattit à toute volée, l’épine dorsale fut sectionnée, les artères tranchées.

Epuisé, le professeur s’effondra sur le sol.

 

Il ne savait pas depuis combien de temps il était allongé là  – cinq minutes, cinq heures ? Il retira son gant et scruta le cadran de sa montre. Cela non plus ne lui apprit rien car il n’avait aucune notion du temps qu’avaient pu occuper les affreux événements qu’il avait vécus auparavant. La douleur de sa main était devenue atroce, plus aiguë encore que les élancements de sa cuisse. Tout son corps lui faisait mal et sa joue était poisseuse de sang. Un éclair de douleur lancinant porta sa main valide à son oreille et il découvrit avec effroi que le lobe était absent.

— Bon Dieu, articula-t-il. — Mais il était vivant et une chaleur légère emplit tout son être. — Les vaccins qu’on m’a faits empêcheront la maladie de se développer, se rassura-t-il. Il faut simplement que je sorte de ce foutu trou.

Il s’assit et, dans ce mouvement, sa main frotta le cadavre de Foskins. « Pauvre type, songea-t-il. Il a dû se battre comme un beau diable pour arriver à tuer deux rats. Il avait raison, il a découvert le nid, bel et bien. C’est ici qu’ils ont dû commencer à se reproduire. »

Un bruit fit se raidir tout son corps. Le raz de marée de la peur le balaya de nouveau. Mon Dieu, n’est-ce donc pas fini ? Il chercha rapidement des yeux la hache, la découvrit plantée encore dans le cadavre du dernier rat et l’en arracha avec un « han ! »

Le bruit était geignard, un étrange gémissement étouffé. Il provenait de l’angle le plus éloigné de la pièce.

Tout à coup, l’esprit de Harris revint en arrière. Au moment de la découverture du cadavre de Foskins. Il revit l’étrange cliché qui s’était alors imprimé dans son cerveau. La pâle boursouflure qui palpitait dans un coin.

Il y avait maintenant comme de petits frottements.

Il rampa jusqu’à sa torche qui, heureusement, fonctionnait encore, bien que son faisceau commençât à diminuer. Est-ce que j’ai encore assez de force en cas de nouvelle attaque, se demanda-t-il. Il en doutait. Son intention était de reprendre la torche et de remonter l’escalier puis de gagner la rue aussi vite que possible.

Mais quand il eut la lampe en main, la curiosité l’emporta, aucune agression ne semblant se préparer. Il dirigea le pinceau lumineux en direction des bruits. Il y avait quelque chose, là. Quelque chose de blanc ou de gris, qui bougeait vaguement. Deux yeux lui renvoyèrent le reflet de sa lampe. Des yeux étroits. Lumineux. Il s’en approcha lentement.

Comme il s’approchait, son corps tout entier fut agité de violents tremblements tant était répugnant le spectacle que ses yeux découvrait. Il s’immobilisa à un mètre environ de la chose, combattant une furieuse envie de s’enfuir, s’obligeant à regarder.

Sur la paille, devant lui, rencognée dans le coin le plus sombre et le plus reculé, entourée d’ossements humains, se tenait la créature la plus effarante qu’il eût jamais vue en rêve ou en réalité. D’une certaine manière, cela ressemblait vaguement à un rat, un rat énorme, gigantesque, beaucoup plus grand que tous ceux qu’il avait vus jusqu’ici. La tête était effilée, le corps allongé malgré son obésité, et il apercevait une longue queue épaisse vers l’arrière. Mais là s’arrêtait la ressemblance.

Le corps entier semblait parcouru de pulsations spasmodiques ; il était pratiquement dépourvu de poils, à l’exception de quelques soies grises, çà et là ; il était entièrement blanc, ou gris-rose, on pouvait mal le distinguer dans l’obscurité, et ses veines étaient apparentes, obscènes sous sa peau translucide, pulsant au même rythme que le reste. Harris pensa à une espèce de gros œil arraché à son orbite et vaguement écrasé, injecté de sang. Il déglutit à plusieurs reprises pour combattre la nausée qui le gagnait.

Il regarda dans les yeux aveugles. Pas de pupilles. Deux minces fentes jaunes et luisantes. La tête se balançait mollement d’un côté sur l’autre, reniflant l’air, ce qui semblait constituer sa seule manière de le situer, de l’identifier, lui, Harris. La créature dégageait une odeur putride, atroce, presque vénéneuse. Une forme oblongue sur le côté de la tête, intrigua Harris. Surmontant sa répulsion, il s’avança d’un pas, comprenant que la bête, obèse, était incapable de bouger.

La bosse était presque de la même taille que la tête à laquelle elle était adjacente et, elle aussi se balançait d’un côté sur l’autre. Il s’approcha encore, braquant sa torche et discerna ce qui lui semblait bien être  – une bouche !

Horreur. La chose avait deux têtes !

Harris recula en titubant avec un cri d’horreur. La deuxième tête n’avait pas d’yeux, mais une bouche avec des moignons de dents. Pas d’oreilles, mais un museau pointu qui se tordait en reniflant.

Les gémissements de l’obscène créature se firent plus forts et elle s’agita mollement dans son berceau de paille. Mais elle était incapable de se déplacer. Elle sentait le danger et se savait sans défense. Les rats géants que Foskins puis Harris avaient combattus et tués étaient ses gardiens. Les gardes du roi. ils étaient morts maintenant et le roi était sans protection, vulnérable.

Avec un sanglot, Harris brandit sa hache et s’avança en trébuchant vers le monstre. Il était en proie à la terreur mais il savait qu’il devait le tuer, le détruire. Il ne pouvait s’en remettre aux autorités. On voudrait le garder vivant pour l’étudier. C’était une rareté, un monstre fascinant pour la science. Mais lui, Harris, ne dormirait plus jamais en paix jusqu’à ce qu’il fût mort, détruit. Et puisqu’il fallait le tuer  – cette tâche lui revenait.

Il s’avança encore, et la créature se tassa. Le monstre aveugle aurait voulu fuir mais il avait été trop glouton, il dépendait trop de ses sujets. Il était trop lourd, trop vieux, sans défense.

Le corps éclata comme un hideux ballon gonflé de sang rouge sombre. Harris fut couvert du liquide poisseux, épais, mais il continua de porter des coups à la chair palpitante, en proie à une rage qu’il n’avait encore jamais ressentie.

— Tiens ! hurlait-il à chaque coup qu’il portait à la créature agonisante. Pour tous ceux qui sont morts par ta faute ! Pour les salauds, pour les innocents  – pour les rats tes semblables !

Il s’acharna sur les deux têtes, réduisant en bouillie hideuse les deux cervelles qui avaient régné sur l’ensemble de leurs congénères.

— Et pour moi ! Pour moi ! Pour que je sache que l’ordure peut toujours être combattue ! Et vaincue ! Han !

Après un ultime coup il tomba à genoux et se mit à sangloter.

Bientôt, il s’essuya les yeux et se remit debout. Après un dernier regard à l’obscène tas de chair morte il tourna les talons et quitta la cave en titubant, ignorant le cadavre de Foskins, vide de toute émotion.

Il traversa la cuisine et sortit dans le soleil. Il se tint quelques instants au bord du canal et aperçut dans le ciel des nuages de gaz bleu. Il avait confiance le gaz ferait son effet. Il prit une profonde inspiration, cherchant à chasser de ses narines l’abjecte odeur de la cave. La douleur, dans sa main, le fit frémir et il examina les moignons de ses doigts. Son cœur lui fit mal soudain. Il voulut revoir Judy. Il voulait revoir des hommes. Sa place était parmi les autres hommes.

Il fit volte-face et longea le sentier. Chauffé par le soleil, son corps ne tremblait plus. Il franchit la brèche, dans la palissade qui masquait le portail absent et se retrouva dans la rue. Il monta dans sa voiture, démarra et s’éloigna lentement de la vieille demeure.

Les Rats
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